Dans une tribune du JDD du 17 juin 2018, l'ancienne ministre de la Justice
Christiane Taubira revient dans une longue tribune au JDD sur les désaccords entre pays européens
autour de l'accueil des 629 migrants sauvés en mer Méditerranée par l'Aquarius.
Elle
évoque à cette occasion d'autres crises migratoires que l'Europe a dû affronter par le passé : la
guerre d'Espagne, les Boat people, la guerre des Balkans.
"Il n'est pas question de dire
ici qu'il est simple d'accueillir", écrit-elle, "mais le fait est : la société ne s'est ni
effondrée ni même affaiblie" après ces grandes crises. Voici un extrait de sa tribune
:
Christiane Taubira - Photo : les Inrockuptibles -
17/06/2018
"Janvier 1939. Barcelone tombe aux mains des franquistes, auxquels
fascistes et nazis ont prêté main-forte. Ils sont un million, en noir et blanc sur les photos
d'alors, à traverser les Pyrénées. Des combattants républicains et surtout des femmes, des enfants,
des hommes ordinaires, et Antonio Machado, qui repose à Collioure. Ni le choc esthétique du
Guernica de Picasso, ni L'Espoir, de Malraux, ni les écrits brûlants de Camus, ni Les Grands
Cimetières sous la lune, de Bernanos, pas plus que les lettres de Simone Weil n'adouciront leur
sort. Ils sont regroupés, isolés, mal nourris. L'inactivité, le désespoir, les conditions
d'hygiène, l'hiver ont raison de nombre d'entre eux.
Tandis que le gouvernement pérore,
des associations organisent la solidarité. "Du lait pour les enfants d'Espagne", disent alors les
affiches. La collecte va bon train. Des bénévoles s'activent, comme sur l'Aquarius aujourd'hui. Ces
réfugiés espagnols seraient 600.000 à être restés dans leur patrie d'accueil. Qui alléguerait
aujourd'hui qu'ils l'aiment moins que ceux qui y naquirent par hasard ?
"Il n'est pas question de dire ici qu'il est simple d'accueillir. Il ne s'agit ni
d'enjoliver, ni de banaliser, ni même de dédramatiser"
Boat people. Deux
mots secs. Pour dire l'effarement devant les images. De frêles embarcations, surchargées,
photographiées de haut, comme perdues au mitan d'une mer sans rivage. En 1975, ils viennent de
loin, du Vietnam et du Cambodge. Ils échappent aux représailles de fin de guerre ou fuient les
Khmers rouges du "Kampuchéa démocratique". Ils sont des dizaines de milliers. Cette fois, le
gouvernement laisse la Croix-Rouge et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés
organiser leur accueil en France. D'autres associations viennent à la rescousse. Comme sur
l'Aquarius aujourd'hui. Ces réfugiés vietnamiens et cambodgiens firent ici leur vie et leurs
enfants. Qui alléguerait que…?
La guerre d'Algérie prend un tournant. Décisif. Ils
reviennent, les mains nues et pour la plupart inconsolables. Ils sont français, certes, mais partis
depuis longtemps ou nés là-bas. Ils sont pieds-noirs, harkis, d'abord quelques milliers. De Gaulle
et Peyrefitte sont inquiets, persuadés que la tâche est insurmontable. Où trouver du travail, des
logements, des écoles ? Ils seront un million en trois ans. Regroupés, maltraités, livrés au froid
et à l'inaction. Les services sociaux sont débordés. Des bénévoles… comme sur l'Aquarius
aujourd'hui. Ils ont refait leur vie. Leurs enfants ont grandi. Avec des souvenirs, un peu
d'amertume, beaucoup de fierté et une grande combativité. Qui alléguerait que… ?
A l'orée
de la décennie 1990, la guerre des Balkans jette sur les routes d'Europe des colonnes silencieuses
et accablées, invariablement composées d'enfants au regard étonné, de femmes qui s'obstinent à
rester propres et dignes, d'hommes qui tentent de brider l'humiliation de n'être qu'un parmi
d'autres dans une foule. Ils sont nombreux à être repartis, dès l'ombre de la paix
revenue.
Il n'est pas question de dire ici qu'il est simple d'accueillir. Il ne s'agit ni
d'enjoliver, ni de banaliser, ni même de dédramatiser. Ce n'est pas un conte. La population
augmenta par pics et il en résulta sans doute des pressions sur les services publics, il fallut
partager, il y eut des tensions. Mais le fait est : la société ne s'est ni effondrée ni même
affaiblie. Elle absorba une part du monde et s'en épanouit, dans sa langue, sa gastronomie, ses
arts, ses artisanats, sa littérature…
"Jamais dans
l'histoire, lorsqu'il fallut accueillir une part du monde, la société ne s'est effondrée ni même
affaiblie"
Non, il ne s'agit pas de banaliser. Les époques ne sont pas
comparables, les personnes ne sont pas interchangeables, les histoires ne sont pas semblables. Il
ne s'agit pas de dédramatiser. Oui, ce sont des drames qui se déroulent sous nos yeux. Drames de la
guerre et des bombardements auxquels parfois nous prenons part. Drame des dictatures. Drame de la
misère et de la pauvreté. Drame des bouleversements climatiques que notre consumérisme accélère.
Drame de l'inefficacité de nos gouvernements martiaux contre les criminels de la traite des
personnes.
L'Europe avait une occasion d'exister, de retrouver son magistère éthique sur
une scène internationale pleine de fracas, où prospèrent la crânerie, la fourberie, l'ivresse de
l'impunité, le désarroi. Elle avait l'opportunité et la capacité de prouver que ses chartes et
conventions ne sont pas que chiffons de papier. Ce faisant, elle acquérait l'autorité morale pour
impulser cette "gouvernance mondiale des mobilités humaines", urgente et indispensable, dont, avec
d'autres, Mireille Delmas-Marty a exposé le bien-fondé.
Au lieu de cela, la panique gagne.
La chancelière recule, l'Italie bascule, et chez nous, la parole officielle fait des gammes sur la
misère du monde après des trémolos sur les personnes sans abri et les personnes réfugiées qui, en
quelques mois, étaient censées ne plus se trouver à la rue. Chez nous encore, des porte-parole font
dans le marketing de l'oxymore avec la "fermeté-humanité". Chez nous toujours, des ministres font
dans l'anglicisme de l'indécence sur le shopping et le benchmarking. Quand ce n'est pas carrément
le silence… Pendant ce temps, dans toute l'Europe, cette impuissance fait la courte échelle aux
extrémistes irresponsables et fanfarons. Espagne, notre lueur…"